Turquie
: paroles, paroles...,
par
Robert Badinter
Le débat de l'Assemblée nationale sur
l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union
européenne s'est avéré dérisoire et confus. Dérisoire, parce que
ce débat, bâclé devant un Hémicycle déserté faute de s'achever par
un vote, ne pouvait déboucher sur aucune décision politique.
Confus, parce que l'exercice oratoire auquel s'est livré le
premier ministre n'a fait que renforcer le sentiment d'ambiguïté
sur la position de la France. Dans son discours, M. Raffarin a
martelé que "l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne
n'est pas possible, ni aujourd'hui, ni demain, ni dans les
prochaines années", répétant que "ni l'Europe ni la Turquie
ne sont prêtes à l'adhésion". Il ajouta : "L'avenir n'est
écrit nulle part. (...) C'est l'histoire qui tranchera"
(sic). Et conclut : "Adressons aux Françaises et aux
Français un message sur la Turquie en Europe : si un jour la
question est posée, le peuple est souverain, il en décidera..."
"Paroles, paroles...", a-t-on envie de s'exclamer, à l'instar
d'une chanteuse célèbre !
Le président de la République a, lui aussi, tenu à multiplier les
propos apaisants à l'intention des Français inquiets de la
perspective de l'entrée dans l'UE d'un vaste Etat dont 97 % du
territoire s'étend en Asie mineure, et dont la population de 70
millions d'habitants dispose d'un revenu moyen égal à 25 % de
celui de l'Union. Il a souligné que cette perspective était
lointaine, qu'elle s'inscrivait à l'horizon 2015 - ou plus tard -
et, surtout, que les Français seraient maîtres de la décision
ultime, puisqu'ils seraient appelés à se prononcer par référendum.
En vérité, ces déclarations lénifiantes ne sont que leurre. Le
choix du chef de l'Etat est déjà fait. C'est un "oui" de principe
à l'adhésion de la Turquie. Son attitude, et celle du
gouvernement, aujourd'hui, ne sont destinées qu'à éviter que le
mécontentement des Français à ce sujet se porte sur la question,
toute différente pourtant, de l'adoption du traité
constitutionnel, et qu'ils refusent celui-ci faute d'avoir été
saisis de celui-là.
Que la Turquie ait, en effet, vocation, pour le président de la
République, à entrer dans l'UE, non seulement ses propos, mais ses
choix, notamment au sein du Conseil européen, en témoignent. En
fait, c'est seulement à partir de 1997 que l'éventualité d'une
candidature de la Turquie a été réellement prise en considération
par l'Union européenne.
Dès le Conseil européen d'Helsinki, en 1999, il a été admis que la
demande de la Turquie serait jugée sur les mêmes critères que les
autres candidatures. C'était faire un grand avantage à la Turquie
que délibérément fermer les yeux sur ses caractéristiques propres
: sa situation géographique, son poids démographique, ses
spécificités culturelles et sociales. A-t-on débattu en France de
cette approche devant le Parlement, sinon devant l'opinion ?
Jamais. En décembre 2002, le Conseil européen décida que, selon
l'avis de la Commission, "si la Turquie satisfait aux critères
de Copenhague, l'UE ouvrira, sans délai, les négociations
d'adhésion avec ce pays".
Cette décision du Conseil européen de 2002 n'était rien
d'autre qu'un "oui", sous condition suspensive à l'ouverture des
négociations d'adhésion avec la Turquie. Qu'elle remplisse cette
condition et le "oui" devenait définitif. La question essentielle,
première - la Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union
européenne ? -, était ainsi escamotée au profit d'une autre,
seconde : la Turquie satisfait-elle aux critères de Copenhague ?
Vainement déclare-t-on que l'admission d'une candidature n'est pas
l'admission dans l'Union, qu'il ne s'agit-là que de l'ouverture de
négociations avec le candidat. "Paroles, paroles..." Aucun
candidat, depuis trente ans, ne s'est vu refuser l'entrée dans la
Communauté. La voie peut être ardue, mais, une fois la feuille de
route tracée, l'issue est certaine. L'Etat candidat se retrouvera,
à plus ou moins longue échéance, membre de l'Union. Il en ira
ainsi de la Turquie comme de ses prédécesseurs.
C'est pourquoi l'évocation d'un référendum obligatoire pour la
ratification par la France du traité d'adhésion de la Turquie à
l'UE apparaît comme une mascarade. Car, après dix ou quinze ans de
négociations et d'efforts de la Turquie pour transformer sa
législation et absorber ce qu'on appelle l'acquis communautaire,
il sera impossible alors, pour la France, de dire non à ce pays
sans déclencher une réaction formidable d'indignation des Turcs et
une crise diplomatique grave. Le chef de l'Etat le sait bien.
Cette révision constitutionnelle annoncée, ce référendum
obligatoire dans dix ou quinze ans ne sont que poudre aux yeux. En
réalité, c'est en décembre, au prochain Conseil européen, que le
pas décisif sera franchi. On peut même dire que le choix a été
déjà fait en 2002, quand le "oui", sous condition suspensive, a
été formulé à l'égard de la candidature de la Turquie à l'Union.
C'était à ce moment-là que la question de principe - la France
doit-elle accepter que la Turquie entre dans l'UE comme membre à
part entière, ou préfère-t-elle la voie d'un partenariat
privilégié ? - devait être clairement posée et soumise au
Parlement. Le président de la République, par tempérament ou par
commodité politique, s'est bien gardé d'ouvrir ce grand débat.
Aujourd'hui, les hasards du calendrier font que, au moment où la
question de la ratification du traité constitutionnel va être
soumise au référendum, la question, toute différente, de
l'élargissement de l'UE à la Turquie apparaît sur le devant de la
scène politique. Elle ne pourra pas être refoulée par des
précautions oratoires et des habiletés constitutionnelles. Et il y
a lieu de craindre que, exaspérés par la perspective de
l'élargissement de l'Union jusqu'aux frontières de l'Arménie, de
l'Irak, de l'Iran, de la Syrie, les Français, se sentant abusés
par leurs dirigeants et particulièrement par le chef de l'Etat,
rejettent le traité constitutionnel pour exprimer leur refus de
l'entrée de la Turquie dans l'Union.
M. Chirac s'était indigné de ce que le président Bush se fasse le
premier champion de l'entrée de la Turquie dans l'UE. Il aurait
été avisé de s'interroger plus avant sur cette insistance, dont le
premier motif n'était certes pas de renforcer l'Union européenne,
ni de contribuer à la naissance d'une Europe-puissance, ce projet
des Pères fondateurs dont, aujourd'hui, on nous invite à faire
notre deuil.Robert Badinter,
ancien ministre de la justice, ancien président du Conseil
constitutionnel, est sénateur (PS) des Hauts-de-Seine.
ARTICLE PARU DANS LE MONDE EDITION DU
22.10.04
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Le
"non" serait une colossale erreur,
par
Luc Ferry
Parmi toutes les raisons de se prononcer en
faveur d'une adhésion de la Turquie à l'Europe, l'une au moins ne
laisse personne tout à fait insensible : parmi les grandes
nations, seule la Turquie est en position de faire valoir à la
face du monde qu'on peut être un pays laïque, démocratique et
cependant musulman. Nul autre, en effet, n'est au même degré
susceptible de faire passer aujourd'hui, et plus encore demain, un
tel message. Si nous intégrons la Turquie, ce qui suppose bien
entendu qu'elle remplisse les critères requis, la chose sera pour
ainsi dire prouvée par le fait. Si nous la rejetons, c'est la
preuve du contraire que nous aurons nous-mêmes administrée. Il n'y
a là nul chantage, mais un simple constat qu'on ne saurait écarter
d'un revers de main.
Prétendre qu'on peut envisager une troisième voie entre le "oui"
et le "non" - un partenariat privilégié - est sans doute tentant.
Cela en arrangerait plus d'un, mais c'est à l'évidence se rassurer
à bon compte. Une telle proposition eût été sans doute
envisageable il y a vingt ans encore, peut-être même en l999, mais
elle est désormais totalement irréaliste au regard des promesses
unanimes et formelles qui ont été faites et répétées. Qu'on s'en
réjouisse ou qu'on le regrette n'a à cet égard aucune importance.
C'est désormais un fait historique, et nul ne peut s'en affranchir
d'un coup de baguette magique. La politique n'est pas un jeu où
l'on pourrait refaire la partie. Elle est fille de l'histoire, et
ses responsables doivent savoir que le temps n'y est pas
réversible à volonté.
Vus d'Istanbul, nos débats provoquent donc d'ores et déjà de
terribles dégâts. Peut-on y être indifférent ? Ne comprend-on pas
que nos "amis" atlantistes en profitent pour distiller à jet
continu un discours dévastateur dont la teneur est à peu près la
suivante : "Vous croyez que les Français vous aiment parce
qu'ils se sont opposés aux Américains sur l'Irak. Détrompez-vous :
ils sont guidés par la lâcheté, l'égoïsme et le mépris. Voyez la
loi sur le voile, voyez leur attitude envers la Turquie..."
Tout cela est sans doute faux. Ce n'en est pas moins
désastreux, et un politique responsable ne peut pas ne pas en
tenir compte. J'en déduis qu'il faut, pour provoquer en conscience
de tels ravages, avoir d'excellentes et impérieuses raisons. Or à
examiner de près celles qu'on avance jusqu'alors dans le débat
public, force est de constater qu'elles naviguent en permanence
entre l'inavouable et l'incohérent.
Contre l'entrée de la Turquie, on invoque, en effet, deux types
d'arguments. Les uns sont liés à la nature réelle ou supposée du
pays candidat, les autres à la conception de l'Europe qu'on veut
aujourd'hui privilégier.
Dans le premier cas, on invoque, dans le désordre : la torture,
les droits des femmes, la religion, la non-reconnaissance du
génocide arménien, la situation économique, démographique, voire,
pour les moins regardants, une prétendue "barrière culturelle". La
liste n'est pas limitative, mais, par définition même, aucune de
ces objections, sauf à flirter ouvertement avec une forme de
racisme que tous rejettent, n'est a priori insurmontable. Le
processus d'adhésion prendra des années, et le laps de temps prévu
pour négocier est destiné à permettre d'apporter une solution à de
tels obstacles.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle à l'UDF, où se situent
les principaux adversaires de la candidature turque, on tente de
faire valoir une argumentation d'une tout autre portée. Quand bien
même elle remplirait tous les critères exigés officiellement par
l'Union européenne, il faudrait selon eux continuer de s'opposer à
son entrée, inacceptable par essence, "car ce n'est pas une
question turque qui nous est posée, mais une question européenne".
Passons sur le caractère incohérent du propos : à l'évidence, s'il
n'y avait rien dans la question turque en tant que telle qui fasse
obstacle, on voit mal pourquoi on devrait s'y opposer. Au reste,
immédiatement après avoir mis en place ce rideau de fumée, les
leaders de l'UDF, à commencer par François Bayrou, se lancent dans
l'énumération, désormais rituelle, des données géographiques,
historiques, sociologiques - voire "anthropologiques" (sic
!) - qui font, à leurs yeux, de la Turquie un élément "indigeste"
pour l'UE.
La raison avancée est officiellement la suivante : l'Europe ne
saurait se borner à être un espace commercial régi par des règles
démocratiques, mais il faut qu'elle devienne une entité
suffisamment homogène sur le plan culturel et historique pour
accéder enfin au statut de puissance politique qui lui permettrait
de discuter d'égal à égal avec la Chine ou les Etats-Unis.
Qu'on puisse attendre de l'Europe davantage qu'une zone de
libre-échange est tout à fait compréhensible et respectable. Que
l'on fasse reposer cette exigence légitime sur le postulat d'une
identité culturelle et historique commune constitue cependant une
erreur colossale, tout à la fois sur la Turquie et sur l'Europe.
Sur la Turquie parce que l'affirmation selon laquelle elle serait
culturellement incompatible avec la conception française du projet
européen est tout simplement fausse et inacceptable. Sur ce point,
il faut reconnaître que Jacques Chirac, fidèle à la tradition
gaulliste, a de toute évidence raison. On pourrait d'ailleurs
plaider avec plus de raisons que la culture la plus "différente",
sinon la plus opposée à celle de la France est sans doute la
culture allemande. Presque tout nous sépare ou nous distingue, y
compris la langue jusque dans ses plis et replis les plus
singuliers. Cela ne nous empêche en rien, tout au contraire, et
c'est cela la grandeur du projet et la force du couple
franco-allemand, de partager un idéal commun. Justement parce
qu'il n'est pas enraciné dans une identité culturelle.
Concevoir l'Europe sur le modèle américain comme une "grosse
nation", comme un Etat fédéral qui posséderait une identité
culturelle homogène, bref, comme un communautarisme élargi, c'est
ne rien comprendre à ce qui fut et doit rester l'essence même de
la construction européenne. Cette dernière est, au meilleur sens
du terme, un "artifice". Elle vise, en s'inspirant de l'idéal
anticommunautariste des droits de l'homme, tout à la fois au
respect absolu des identités nationales et à leur dépassement
radical dans un projet politique et constitutionnel résolument
volontariste. Plaider pour une culture commune qui exclurait la
Turquie, c'est donc plaider pour une conception nationaliste,
identitaire et communautariste de l'Europe qui contredit tout ce
que ses principes fondamentaux ont de plus élevé. Le fait que des
responsables censés incarner l'idéal européen puissent commettre
une telle bévue en dit long sur leurs arrière-pensées
politiciennes. Gageons que l'opinion publique, une fois éclairée,
saura les faire revenir à la raison.
Luc Ferry, ancien ministre de la
jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche,
est membre du Conseil économique et social ; il
anime le Conseil d'analyse de la société, créé auprès du premier
ministre ; il collabore à la chaîne LCI.
ARTICLE PARU DANS LE MONDE EDITION DU
22.10.04
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