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LA TURQUIE DANS L'UNION EUROPEENNE ?


Point de Vue 
Extraits d'articles

   

 

Turquie : paroles, paroles...,
par Robert Badinter

LE MONDE | 21.10.04  

Le débat de l'Assemblée nationale sur l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'est avéré dérisoire et confus. Dérisoire, parce que ce débat, bâclé devant un Hémicycle déserté faute de s'achever par un vote, ne pouvait déboucher sur aucune décision politique. Confus, parce que l'exercice oratoire auquel s'est livré le premier ministre n'a fait que renforcer le sentiment d'ambiguïté sur la position de la France. Dans son discours, M. Raffarin a martelé que "l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne n'est pas possible, ni aujourd'hui, ni demain, ni dans les prochaines années", répétant que "ni l'Europe ni la Turquie ne sont prêtes à l'adhésion". Il ajouta : "L'avenir n'est écrit nulle part. (...) C'est l'histoire qui tranchera" (sic). Et conclut : "Adressons aux Françaises et aux Français un message sur la Turquie en Europe : si un jour la question est posée, le peuple est souverain, il en décidera..." "Paroles, paroles...", a-t-on envie de s'exclamer, à l'instar d'une chanteuse célèbre !
Le président de la République a, lui aussi, tenu à multiplier les propos apaisants à l'intention des Français inquiets de la perspective de l'entrée dans l'UE d'un vaste Etat dont 97 % du territoire s'étend en Asie mineure, et dont la population de 70 millions d'habitants dispose d'un revenu moyen égal à 25 % de celui de l'Union. Il a souligné que cette perspective était lointaine, qu'elle s'inscrivait à l'horizon 2015 - ou plus tard - et, surtout, que les Français seraient maîtres de la décision ultime, puisqu'ils seraient appelés à se prononcer par référendum.
En vérité, ces déclarations lénifiantes ne sont que leurre. Le choix du chef de l'Etat est déjà fait. C'est un "oui" de principe à l'adhésion de la Turquie. Son attitude, et celle du gouvernement, aujourd'hui, ne sont destinées qu'à éviter que le mécontentement des Français à ce sujet se porte sur la question, toute différente pourtant, de l'adoption du traité constitutionnel, et qu'ils refusent celui-ci faute d'avoir été saisis de celui-là.
Que la Turquie ait, en effet, vocation, pour le président de la République, à entrer dans l'UE, non seulement ses propos, mais ses choix, notamment au sein du Conseil européen, en témoignent. En fait, c'est seulement à partir de 1997 que l'éventualité d'une candidature de la Turquie a été réellement prise en considération par l'Union européenne.
Dès le Conseil européen d'Helsinki, en 1999, il a été admis que la demande de la Turquie serait jugée sur les mêmes critères que les autres candidatures. C'était faire un grand avantage à la Turquie que délibérément fermer les yeux sur ses caractéristiques propres : sa situation géographique, son poids démographique, ses spécificités culturelles et sociales. A-t-on débattu en France de cette approche devant le Parlement, sinon devant l'opinion ? Jamais. En décembre 2002, le Conseil européen décida que, selon l'avis de la Commission, "si la Turquie satisfait aux critères de Copenhague, l'UE ouvrira, sans délai, les négociations d'adhésion avec ce pays".
Cette décision du Conseil européen de 2002 n'était rien d'autre qu'un "oui", sous condition suspensive à l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie. Qu'elle remplisse cette condition et le "oui" devenait définitif. La question essentielle, première - la Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union européenne ? -, était ainsi escamotée au profit d'une autre, seconde : la Turquie satisfait-elle aux critères de Copenhague ?
Vainement déclare-t-on que l'admission d'une candidature n'est pas l'admission dans l'Union, qu'il ne s'agit-là que de l'ouverture de négociations avec le candidat. "Paroles, paroles..." Aucun candidat, depuis trente ans, ne s'est vu refuser l'entrée dans la Communauté. La voie peut être ardue, mais, une fois la feuille de route tracée, l'issue est certaine. L'Etat candidat se retrouvera, à plus ou moins longue échéance, membre de l'Union. Il en ira ainsi de la Turquie comme de ses prédécesseurs.
C'est pourquoi l'évocation d'un référendum obligatoire pour la ratification par la France du traité d'adhésion de la Turquie à l'UE apparaît comme une mascarade. Car, après dix ou quinze ans de négociations et d'efforts de la Turquie pour transformer sa législation et absorber ce qu'on appelle l'acquis communautaire, il sera impossible alors, pour la France, de dire non à ce pays sans déclencher une réaction formidable d'indignation des Turcs et une crise diplomatique grave. Le chef de l'Etat le sait bien. Cette révision constitutionnelle annoncée, ce référendum obligatoire dans dix ou quinze ans ne sont que poudre aux yeux. En réalité, c'est en décembre, au prochain Conseil européen, que le pas décisif sera franchi. On peut même dire que le choix a été déjà fait en 2002, quand le "oui", sous condition suspensive, a été formulé à l'égard de la candidature de la Turquie à l'Union.
C'était à ce moment-là que la question de principe - la France doit-elle accepter que la Turquie entre dans l'UE comme membre à part entière, ou préfère-t-elle la voie d'un partenariat privilégié ? - devait être clairement posée et soumise au Parlement. Le président de la République, par tempérament ou par commodité politique, s'est bien gardé d'ouvrir ce grand débat.
Aujourd'hui, les hasards du calendrier font que, au moment où la question de la ratification du traité constitutionnel va être soumise au référendum, la question, toute différente, de l'élargissement de l'UE à la Turquie apparaît sur le devant de la scène politique. Elle ne pourra pas être refoulée par des précautions oratoires et des habiletés constitutionnelles. Et il y a lieu de craindre que, exaspérés par la perspective de l'élargissement de l'Union jusqu'aux frontières de l'Arménie, de l'Irak, de l'Iran, de la Syrie, les Français, se sentant abusés par leurs dirigeants et particulièrement par le chef de l'Etat, rejettent le traité constitutionnel pour exprimer leur refus de l'entrée de la Turquie dans l'Union.
M. Chirac s'était indigné de ce que le président Bush se fasse le premier champion de l'entrée de la Turquie dans l'UE. Il aurait été avisé de s'interroger plus avant sur cette insistance, dont le premier motif n'était certes pas de renforcer l'Union européenne, ni de contribuer à la naissance d'une Europe-puissance, ce projet des Pères fondateurs dont, aujourd'hui, on nous invite à faire notre deuil.

Robert Badinter, ancien ministre de la justice, ancien président du Conseil constitutionnel, est sénateur (PS) des Hauts-de-Seine.

 

 ARTICLE PARU DANS LE MONDE EDITION DU 22.10.04

 

 

Le "non" serait une colossale erreur,
par Luc Ferry

LE MONDE | 21.10.04  

Parmi toutes les raisons de se prononcer en faveur d'une adhésion de la Turquie à l'Europe, l'une au moins ne laisse personne tout à fait insensible : parmi les grandes nations, seule la Turquie est en position de faire valoir à la face du monde qu'on peut être un pays laïque, démocratique et cependant musulman. Nul autre, en effet, n'est au même degré susceptible de faire passer aujourd'hui, et plus encore demain, un tel message. Si nous intégrons la Turquie, ce qui suppose bien entendu qu'elle remplisse les critères requis, la chose sera pour ainsi dire prouvée par le fait. Si nous la rejetons, c'est la preuve du contraire que nous aurons nous-mêmes administrée. Il n'y a là nul chantage, mais un simple constat qu'on ne saurait écarter d'un revers de main.
Prétendre qu'on peut envisager une troisième voie entre le "oui" et le "non" - un partenariat privilégié - est sans doute tentant. Cela en arrangerait plus d'un, mais c'est à l'évidence se rassurer à bon compte. Une telle proposition eût été sans doute envisageable il y a vingt ans encore, peut-être même en l999, mais elle est désormais totalement irréaliste au regard des promesses unanimes et formelles qui ont été faites et répétées. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le regrette n'a à cet égard aucune importance. C'est désormais un fait historique, et nul ne peut s'en affranchir d'un coup de baguette magique. La politique n'est pas un jeu où l'on pourrait refaire la partie. Elle est fille de l'histoire, et ses responsables doivent savoir que le temps n'y est pas réversible à volonté.
Vus d'Istanbul, nos débats provoquent donc d'ores et déjà de terribles dégâts. Peut-on y être indifférent ? Ne comprend-on pas que nos "amis" atlantistes en profitent pour distiller à jet continu un discours dévastateur dont la teneur est à peu près la suivante : "Vous croyez que les Français vous aiment parce qu'ils se sont opposés aux Américains sur l'Irak. Détrompez-vous : ils sont guidés par la lâcheté, l'égoïsme et le mépris. Voyez la loi sur le voile, voyez leur attitude envers la Turquie..."
Tout cela est sans doute faux. Ce n'en est pas moins désastreux, et un politique responsable ne peut pas ne pas en tenir compte. J'en déduis qu'il faut, pour provoquer en conscience de tels ravages, avoir d'excellentes et impérieuses raisons. Or à examiner de près celles qu'on avance jusqu'alors dans le débat public, force est de constater qu'elles naviguent en permanence entre l'inavouable et l'incohérent.
Contre l'entrée de la Turquie, on invoque, en effet, deux types d'arguments. Les uns sont liés à la nature réelle ou supposée du pays candidat, les autres à la conception de l'Europe qu'on veut aujourd'hui privilégier.
Dans le premier cas, on invoque, dans le désordre : la torture, les droits des femmes, la religion, la non-reconnaissance du génocide arménien, la situation économique, démographique, voire, pour les moins regardants, une prétendue "barrière culturelle". La liste n'est pas limitative, mais, par définition même, aucune de ces objections, sauf à flirter ouvertement avec une forme de racisme que tous rejettent, n'est a priori insurmontable. Le processus d'adhésion prendra des années, et le laps de temps prévu pour négocier est destiné à permettre d'apporter une solution à de tels obstacles.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle à l'UDF, où se situent les principaux adversaires de la candidature turque, on tente de faire valoir une argumentation d'une tout autre portée. Quand bien même elle remplirait tous les critères exigés officiellement par l'Union européenne, il faudrait selon eux continuer de s'opposer à son entrée, inacceptable par essence, "car ce n'est pas une question turque qui nous est posée, mais une question européenne". Passons sur le caractère incohérent du propos : à l'évidence, s'il n'y avait rien dans la question turque en tant que telle qui fasse obstacle, on voit mal pourquoi on devrait s'y opposer. Au reste, immédiatement après avoir mis en place ce rideau de fumée, les leaders de l'UDF, à commencer par François Bayrou, se lancent dans l'énumération, désormais rituelle, des données géographiques, historiques, sociologiques - voire "anthropologiques" (sic !) - qui font, à leurs yeux, de la Turquie un élément "indigeste" pour l'UE.
La raison avancée est officiellement la suivante : l'Europe ne saurait se borner à être un espace commercial régi par des règles démocratiques, mais il faut qu'elle devienne une entité suffisamment homogène sur le plan culturel et historique pour accéder enfin au statut de puissance politique qui lui permettrait de discuter d'égal à égal avec la Chine ou les Etats-Unis.
Qu'on puisse attendre de l'Europe davantage qu'une zone de libre-échange est tout à fait compréhensible et respectable. Que l'on fasse reposer cette exigence légitime sur le postulat d'une identité culturelle et historique commune constitue cependant une erreur colossale, tout à la fois sur la Turquie et sur l'Europe. Sur la Turquie parce que l'affirmation selon laquelle elle serait culturellement incompatible avec la conception française du projet européen est tout simplement fausse et inacceptable. Sur ce point, il faut reconnaître que Jacques Chirac, fidèle à la tradition gaulliste, a de toute évidence raison. On pourrait d'ailleurs plaider avec plus de raisons que la culture la plus "différente", sinon la plus opposée à celle de la France est sans doute la culture allemande. Presque tout nous sépare ou nous distingue, y compris la langue jusque dans ses plis et replis les plus singuliers. Cela ne nous empêche en rien, tout au contraire, et c'est cela la grandeur du projet et la force du couple franco-allemand, de partager un idéal commun. Justement parce qu'il n'est pas enraciné dans une identité culturelle.
Concevoir l'Europe sur le modèle américain comme une "grosse nation", comme un Etat fédéral qui posséderait une identité culturelle homogène, bref, comme un communautarisme élargi, c'est ne rien comprendre à ce qui fut et doit rester l'essence même de la construction européenne. Cette dernière est, au meilleur sens du terme, un "artifice". Elle vise, en s'inspirant de l'idéal anticommunautariste des droits de l'homme, tout à la fois au respect absolu des identités nationales et à leur dépassement radical dans un projet politique et constitutionnel résolument volontariste. Plaider pour une culture commune qui exclurait la Turquie, c'est donc plaider pour une conception nationaliste, identitaire et communautariste de l'Europe qui contredit tout ce que ses principes fondamentaux ont de plus élevé. Le fait que des responsables censés incarner l'idéal européen puissent commettre une telle bévue en dit long sur leurs arrière-pensées politiciennes. Gageons que l'opinion publique, une fois éclairée, saura les faire revenir à la raison.

Luc Ferry, ancien ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, est membre du Conseil économique et social ; il anime le Conseil d'analyse de la société, créé auprès du premier ministre ; il collabore à la chaîne LCI.

ARTICLE PARU DANS LE MONDE EDITION DU 22.10.04

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